A LONDRES, LES VOISINS DE LA TATE MODERN EXPOSéS à LA VUE DES VISITEURS SONT RECONNUS VICTIMES D’ATTEINTE à LA VIE PRIVéE

Cinq habitants d’une tour jouxtant le musée se sentaient épiés depuis une terrasse panoramique installée en 2016. La décision de la Cour suprême britannique pourrait faire jurisprudence.

A première vue, l’histoire ressemble à un conflit de voisinage classique. D’un côté, il y a ceux qui en ont franchement assez que leurs voisins du trottoir d’en face regardent chez eux, mais refusent de mettre des rideaux à leurs fenêtres pour préserver leur intimité. De l’autre, il y a ceux qui insistent pour profiter de la vue depuis leur balcon, mais ne peuvent pas s’empêcher de jeter quelques regards voyeurs vers les appartements situés de l’autre côté de la rue.

Sauf que les protagonistes de cette querelle n’ont rien d’anodin : l’affaire oppose cinq riches habitants londoniens qui logent dans une luxueuse tour d’habitation de verre à l’un des musées les plus fréquentés de la capitale anglaise, la Tate Modern Gallery, qui reçoit un demi-million de visiteurs chaque année. Sa terrasse panoramique, installée à 34 mètres de hauteur, offre aux visiteurs une vue imprenable sur Londres… et sur ses voisins de la tour de verre, située à seulement 150 mètres du musée.

Comme bon nombre de conflits de voisinage, l’affaire a trouvé une issue devant le tribunal. Mercredi 1er février, après six années d’une bataille judiciaire acharnée, la Cour suprême du Royaume-Uni a tranché en ce sens : elle juge que les propriétaires d’appartements de luxe situés en face de la Tate Modern Gallery sont confrontés à un niveau d’« intrusion visuelle » inacceptable, qui est de nature à constituer atteinte à la vie privée.

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« Une exposition visuelle exceptionnellement intense »

Pour comprendre, il faut remonter à l’année 2012, quand de riches Londoniens débarquent dans le quartier de Bankside, situé sur la rive droite de la Tamise, et investissent des appartements qui valent, pour certains, jusqu’à 19 millions d’euros. A ce prix-là, ils bénéficient de l’une des plus belles vues panoramiques de la capitale britannique, dont ils profitent à travers de grandes baies vitrées. Une quiétude qui va être rapidement compromise par les travaux réalisés par la Tate Modern Gallery. En 2016, le musée d’art contemporain fait peau neuve et inaugure une extension de 21 000 mètres carrés, qui inclut une terrasse panoramique, dessinée par l’agence d’architecture suisse Herzog & de Meuron.

Les habitants de l’immeuble de luxe sont d’abord déboutés à deux reprises par les tribunaux

Les habitants de la tour de verre n’ont pas goûté cette nouvelle installation. En 2017, se sentant épiés, cinq d’entre eux décident de porter plainte. Ils se plaignent notamment d’être soumis à « une exposition visuelle exceptionnellement intense », des mots de l’un de leurs avocats, Tom Weekes, interrogé par le Daily Telegraph. D’autres racontent être photographiés par des dizaines de visiteurs du musée, certains clichés étant postés sur les réseaux sociaux. A ce moment, l’ancien directeur de la Tate Modern Gallery, Nicholas Serota, apporte aux riverains une réponse simple : il leur demande d’« acheter des rideaux », expliquait le site spécialisé Artnet en 2018. Refus des intéressés.

Sans solution amiable, le débat est porté devant les tribunaux. Les habitants de l’immeuble de luxe sont d’abord déboutés à deux reprises par les tribunaux, avant que la Cour suprême leur donne finalement raison à l’issue de débats animés entre les différents juges qui la composent. Selon James Souter, un juriste interrogé par le quotidien britannique The Guardian, trois juges étaient favorables à ce verdict, deux autres s’y sont opposés.

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Tournure politique

Pour justifier cet arrêt, le juge George Leggatt a estimé que la terrasse panoramique de la Tate Modern Gallery plaçait les plaignants « sous une observation constante [des visiteurs] durant une bonne partie de la journée, chaque semaine ». « Il n’est pas difficile d’imaginer à quel point il doit être oppressant pour toute personne normale de vivre dans de telles circonstances », a-t-il déclaré, comparant la situation des plaignants à des animaux « exposés dans un zoo ». D’autres juges, minoritaires, estimaient que les propriétaires d’appartement étaient à même de « prendre des mesures de protection normales », comme mettre des rideaux.

Au-delà des implications juridiques d’un tel arrêt et des questions que poserait la généralisation d’un tel raisonnement à tous les conflits de voisinage, le débat autour de cette affaire a pris une tournure politique. « C’est une décision incroyablement dommageable pour l’avenir de l’espace public en milieu urbain », a commenté Oliver Wainwright, le chroniqueur architecture du Guardian.

« Ce verdict privilégie la vue de cinq riches propriétaires au détriment de celle de millions d’autres, simples visiteurs. Le refus d’une poignée d’individus d’installer des rideaux va bloquer l’accès à l’un des plus beaux points de vue de la capitale », a-t-il fustigé. Il revient désormais à la Haute Cour, une juridiction de première instance, de décider des conséquences de ce verdict. La Tate Modern Gallery pourrait avoir à verser des dommages et intérêts aux plaignants voire à aménager, ou fermer, sa terrasse.

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